mercredi 10 février 2016
Programmes scolaires : entre diplôme national et héritage local, la difficile adaptation
Suite à notre article sur “l’ignorance des jeunes” concernant les essais nucléaires (La Dépêche de Tahiti, 7 janvier 2016), nous avons voulu en savoir plus sur les programmes scolaires.
Si, en primaire, l’histoire locale a ses manuels adaptés, les collégiens et les lycéens doivent, eux, se contenter des livres métropolitains.
Les professeurs ont pour consigne de prendre appui autant que possible sur les spécificités du Pays pour illustrer leurs cours, mais ils manquent de ressources et de temps.
Répondre aux exigences des diplômes nationaux, tout en assurant la transmission des spécificités locales aux élèves, tel est le jeu d’équilibriste auquel s’adonnent, au fenua, ceux qui font les programmes scolaires.
Car ici, “l’école de la République est aussi l’école du Pays”, proclame la Charte de l’éducation de 2011, qui précise que la Polynésie française est compétente pour les enseignements primaire, secondaire et supérieur non universitaire.
“Le Pays, de par son statut d’autonomie, a donc la possibilité d’adapter tout ou partie des programmes des premier et second degrés, en collaboration avec le ministère de l’Éducation nationale”, explique Christian Morhain, directeur du cabinet de Nicole Sanquer, en charge du portefeuille scolaire polynésien. Depuis 1987 par exemple, les programmes d’histoire et de géographie ont été progressivement adaptés au contexte local.
“Mais les usages politiques, en grande majorité, souhaitent maintenir les diplômes nationaux comme le brevet des collèges (DNB) ou le baccalauréat”, précise Christian Morhain. Même si Nicole Sanquer est qualifiée de “volontariste” (lire ci-dessous), “nous devons donc avoir un minimum de cohérence avec les programmes de métropole”.
Le Pays exerce sa pleine compétence sur les programmes de primaire, validés localement par le conseil des ministres, mais la feuille de route au collège et au lycée reste, pour l’heure, arrêtée sous l’autorité de l’Éducation nationale.
Les programmes “sont le fruit d’un travail commun, scientifiquement, didactiquement et pédagogiquement respectueux des politiques éducatives polynésienne et nationale”, selon le vice-rectorat. Dans les disciplines comme l’histoire, les langues ou la géographie, les adaptations sont en effet suggérées par des commissions mixtes réunissant des inspecteurs du premier degré (rattachés au Pays) et du second degré (dépendant du vice-rectorat), accompagnés de spécialistes souvent universitaires et d’enseignants, aussi bien polynésiens que popa’a.
Mais dans le secondaire, “les adaptations ne sont pas des bouleversements majeurs, reconnaît Cyril Desouches, à la tête de la direction générale de l’éducation et des enseignements (DGEE). Ce sont plutôt des nuances et des points précis qui peuvent être ajoutés en particulier.” (lire ci-dessous)
Certains sujets encore tabu ?
“Il faut que l’élève polynésien puisse complètement baigner dans son histoire, mais en même temps qu’il ait une vision globale de l’histoire, justifie Cyril Desouches. Donc pour la Seconde Guerre mondiale par exemple, le programme métropolitain s’appliquera, avec des focales qui permettront de parler du Bataillon des guitaristes ou de la base américaine de Bora Bora. L’idée, c’est de traiter l’ensemble du programme métropolitain avec des points d’éclairage laissés à l’appréciation de l’enseignant.”
À lui, donc, de “polynésianiser” ses cours, en fonction des maigres ressources dont il dispose et de l’actualité du moment (lire en p. 17). Dans la pratique, des pans historiques entiers, fondateurs de la Polynésie d’aujourd’hui, semblent être encore oubliés. Y aurait-il des tabu, comme la colonisation ou les essais nucléaires ? “Je ne sais pas si tel ou tel point crée des débats au sein de la commission chargée d’adapter les programmes d’histoire, répond Cyril Desouches. Mais de façon générale, où que l’on soit, ceux-ci font toujours polémique…”
“Certains sujets sont encore sous scellés, reconnaît plus franchement Christian Morhain, au ministère. C’est comme en métropole. On ne commence à parler de la guerre d’Algérie que maintenant. Il faut laisser le temps à l’histoire de s’écrire…”
Marie Guitton
“La ministre a obtenu gain de cause sur le reo ma’ohi”
À titre d’exemple, alors que les programmes sont en cours de révision pour la rentrée prochaine, elle a déjà annoncé la généralisation de l’enseignement des langues et cultures polynésiennes en 6e.
“La ministre a obtenu gain de cause sur le reo ma’ohi, ce qu’aucun ministre n’avait réussi avant elle”, glisse son directeur de cabinet Christian Morhain. Est-ce à dire que Paris a longtemps remisé les demandes locales au placard ? “Ça dépendait des tendances… Mais c’est vrai que le mouvement actuel de reconnaissance des langues régionales en France nous a aidés”, admet le responsable. S’il veille au grain, le vice-rectorat actuel serait également “très ouvert” et aurait accepté d’entendre les doléances de la ministre sur plusieurs points. Car “effectivement, nous souhaitons faire évoluer les programmes pour les rendre plus performants, mais aussi pour que les spécificités polynésiennes soient mieux reconnues, comme les langues ou le fait nucléaire dans une neutralité historique, affirme Christian Morhain. Nous travaillons par exemple sur une reconnaissance du reo au brevet et au baccalauréat, sans pour autant sortir de la logique des diplômes nationaux afin que nos élèves aient la possibilité d’étudier par la suite à l’étranger”.
Les cours de musique pourraient eux aussi prendre l’accent local. “On veut essayer d’introduire le ukulele ou la flûte nasale, explique-t-il, c’est en discussion.”. Et de conclure : “Si l’on regarde depuis 1984, la Polynésie a fait des progrès considérables. Nous sommes pratiquement la collectivité d’outre-mer la plus avancée en termes d’adaptation des programmes. Mais c’est un travail de longue haleine”.
Dans le secondaire, les professeurs composent sans manuel adapté
Comme “le programme d’histoire est extrêmement vaste, il faut savoir développer tel ou tel point en fonction de l’opportunité”, précise Cyril Desouches, directeur général de l’éducation et des enseignements (DGEE). “Le film Aux armes Tahitiens crée, par exemple, un objet d’étude pour parler des Polynésiens dans la Seconde Guerre mondiale.”
Dans cette logique, 2016, qui sonne les 50 ans du premier tir atomique en Polynésie, et les 20 ans du dernier, devrait également être propice à l’étude des essais nucléaires. Mais les professeurs s’étaleront-ils vraiment sur le sujet ? Pas si sûr. Ils manqueraient de ressources et n’y seraient pas forcément bien préparés, selon une professeur que nous avons interrogée (lire ci-dessous).
En primaire, un nouveau manuel adapté, faisant la part belle à l’héritage du fenua, est sorti l’année dernière. Mais au collège et au lycée, l’utilisation des livres métropolitains peut constituer un frein réel, lorsque l’on constate que la Polynésie française n’apparaît pas, par exemple, sur la plupart des cartes…
Sur le site du vice-rectorat, quelques “mises au point scientifiques” existent ponctuellement, comme une fiche thématique sur l’assemblée de la Polynésie ou une autre sur les transformations dans la vallée de la Punaru’u, mais tout cela reste parcellaire.
“Les professeurs ont accès à un certain nombre de documents, mais ça ne nous satisfait pas”, reconnaît Christian Morhain, directeur de cabinet de Nicole Sanquer, ministre de l’Éducation. Dans le secondaire, “pour supprimer la fracture”, elle aurait donc initié une convention avec l’Université de la Polynésie française pour fournir des outils numériques plus complets aux enseignants. “Ce serait aussi des ressources légères à porter pour les élèves, gratuites, et plus abordables”, précise Christian Morhain.
Une question de volonté ?
Reste ensuite la question des aspirations des professeurs. Car d’ores et déjà, pour Bruno Barrillot, ancien délégué pour le suivi des conséquences des essais, “les moyens d’information sur la période CEP ne manquent pas” : brochure Moruroa, la bombe et nous, vidéos d’archives, sites Internet… S’il reconnaît des “initiatives courageuses” de personnels qui ont fait lire à leurs élèves la bande dessinée Au nom de la bombe, il estime plus généralement qu’il “ne manque que la bonne volonté et le courage des enseignants pour s’emparer de ces documents”.
Cela tient-il à leur formation ? “L’océanisation des personnels reste un objectif à atteindre”, affirme la Charte de l’éducation de 2011. Si dans le primaire, la plupart des professeurs sont formés localement, les métropolitains détachés dans le secondaire ne sont pas testés, lors de leur recrutement, sur l’histoire et la culture polynésiennes. “Mais quand ils viennent ici, ce n’est pas par hasard”, assure Cyril Desouches, à la DGEE, qui réfute l’hypothèse d’une méconnaissance totale du territoire. “Et quelque part, un enseignant, c’est son cœur de métier de s’adapter à son environnement et au programme”, glisse Martine Milliat, directrice du département de l’action pédagogique et éducative.
Le Pays envisage tout de même un plan de formation dans le cadre de la réforme du collège, indique Christian Morhain, “pour qu’ils aient tout l’outillage”.
M.G.
L’histoire polynésienne en petits caractères
La Charte de l’éducation de 2011 ne préconise que de “s’appuyer sur les réalités polynésiennes” pour “assurer l’efficacité de l’enseignement”. C’est ainsi qu’au fenua, “l’ouverture au monde” étudiée en classes de 5e doit être illustrée par le voyage de découverte d’un navigateur européen, “de préférence dans le Pacifique”. Lors du cours sur les inégalités devant la santé, les élèves sont invités à étudier une pandémie, “la dengue par exemple”.
En 4e et en 3e, dans les chapitres L’Europe dans le monde au XVIIIe, Les colonies, Guerres mondiales et régimes totalitaires ou encore Une géopolitique mondiale depuis 1945, la feuille de route polynésienne se contente de préciser : “Chaque fois que cela est possible et justifié par les programmes, on prendra appui sur des exemples historiques locaux ou pris dans l’environnement régional”.
Peu d’indications sont données aux professeurs sur ces exemples. Dans le cadre de la Guerre froide, le descriptif indique simplement : “On évoque l’importance de la force nucléaire et le développement des expérimentations dans le Pacifique”. Au chapitre Des colonies aux États nouvellement indépendants, le professeur est appelé à développer le cas de l’Inde, de l’Algérie ou d’un pays d’Afrique subsaharienne. “On n’oublie pas que la décolonisation a également touché l’Océanie”, précise laconiquement le programme adapté. À croire que l’histoire, comme le diable, se cache dans les détails…
Les réactions des professeurs